Un record : 225 km/h. Jamais l’anémomètre de la station météo de Marignana (Corse-du-Sud), au-dessus des calanques de Piana, n’avait tourné aussi vite. Furieux, un violent coup de vent bat toute la côte occidentale, façade emblématique de l’île de Beauté, ce 18 août. Il la déborde en une heure, laissant derrière lui cinq morts et vingt blessés graves, et va s’éteindre au-dessus l’Italie.
Désastre prévisible ? Oui et non. Dès la veille, Météo-France avait émis une alerte jaune, qui correspond à des vents de l’ordre de 60 nœuds (111 km/h). Le lendemain matin, ils sont finalement deux fois plus puissants. Un arcus – cumulonimbus en arc – est né d’un air très froid en altitude (- 64 °C), chaud au niveau de la mer (25 °C). Noir, bas sur l’horizon, il est lourd de pluie, de grêle et d’électricité. Soudain, l’outre se libère, déchaîne des vents terribles : 206 km/h à L’Île Rousse, 158 km/h à Ajaccio. Deux heures plus tôt, ce front n’avait pas trois kilomètres de large. Pas assez significatif pour les principaux modèles météo. Sauf celui dénommé Arôme, dont la maille est très fine et que très peu de navigateurs utilisent. Pire, selon un loueur corse qui a perdu deux voiliers dans l’affaire, 40 % de ses clients ne consultent pas la météo. La mer est belle, le soleil brille. Ce sont les vacances.
À 8 h10, Météo-France passe le département de la vigilance jaune à orange et multiplie les bulletins d’alerte. Ça va barder. Non : ça barde déjà. Au CROSS Med d’Ajaccio, l’officier de quart répond aux premiers appels à l’aide. Avec l’appui du CROSS Med de La Garde, il aura cent dix interventions à gérer dans les heures qui viennent. Quand elles lui parviendront. Nombre d’endroits ne sont pas couverts par le réseau téléphonique le long de cette côte sauvage. Alors que la situation s’aggrave, le CROSS alerte les dix stations corses de la SNSM.
Arbres arrachés, toits emportés
« Il n’était pas encore 8 h 30 quand le CROSS m’a prescrit de porter secours à sept bateaux, se souvient Nicolas Lavigne, patron de la station de Calvi. Principalement des voiliers, tout juste drossés sur la côte près de la pointe de Spano. » Difficile pour les canotiers de rallier leur embarcation. Rafales et bourrasques ont, partout, arraché des arbres, emporté des toits, abattu des poteaux électriques (trente-cinq mille foyers seront privés de courant). On déplorera cinq morts. Trois dans les terres, deux en mer. En baie de Girolata, il s’agit de Jean-Paul Diddens. Ce pêcheur solitaire de 63 ans est une célébrité locale. Son labeur fait le succès des restaurants alentour. Assailli par la mer sous vent de nord-ouest, son modeste pointu a sombré par 40 mètres de fond. L’homme est retrouvé quelques heures plus tard. Noyé. Devant Erbalunga, sur la côte est du Cap Corse, un couple boucle un tour de l’île de trois semaines en kayak. Une rafale les bouscule. Ils dessalent. Lui remontera sur l’esquif. Elle non. Noyée.
« Faute d’un équipage complet pour notre canot tous temps SNS 062 Patron Marius Oliveri, nous avons d’abord embarqué sur notre semi-rigide », poursuit Nicolas Lavigne. Il appareille avec Franck Marimpouy et Michel Joffres. En à peine plus d’une heure, le vent se calme, mais les vagues restent grosses. Bientôt, les trois sauveteurs découvrent quinze naufragés errant sur les rochers, où leurs voiliers, pesant parfois plus de douze tonnes, ont été projetés. Aidés par les navires à passagers qui, d’habitude, promènent les touristes dans le golfe et ses calanques, les sauveteurs organisent l’évacuation. Aucune communication n’est possible avec le CROSS. Sous les hautes falaises de porphyre rouge qui culminent à 300 mètres au-dessus du rivage, leur VHF est muette. Zone blanche. Un handicap qui les poursuivra jusqu’à la nuit.
Retour à Calvi. Sous un innocent ciel passé au bleu, un équipage de sept sauveteurs est formé. Toujours menés par Nicolas, ils appareillent vers 10 heures avec, enfin, leur canot tous temps (CTT). « La station de Calvi a deux particularités, précise Paul Allard, son président. Une zone d’intervention très importante de 70 milles, allant de l’Île-Rousse à Porto, et un CTT qui est sans doute la plus ancienne unité de toute la flotte de la SNSM. » Construit en 1987, le navire a d’abord servi à la station de Sète avant d’être affecté à celle de Calvi, en 2017, pour couvrir une côte très dentelée, tout en caps, golfes profonds et criques. Les deux moteurs diesels ont trente-cinq ans de service, avec des milliers de sorties, autant de personnes sauvées, assistées, tirées d’affaire.
« Jamais les sauveteurs corses n’ont vu pareil massacre »
« À peine franchie la pointe de la Revellata, toutes les communications coupent », poursuit Paul Allard. Une fois de plus. Sur le pont, quatre canotiers sont en veille attentive. Chaque crique est visitée. En cette saison, les mouillages forains (en dehors des ports) sont nombreux. « En baie de Crovanie, près de Galeria, quatorze bateaux sont fichés sur la grève, dont un catamaran en morceaux », indique le président de la station. Jamais les sauveteurs corses n’ont vu pareil massacre. Des dizaines de plaisanciers choqués tournent autour des épaves. Coup de chance, la radio veut bien capter : pas de blessés. Le CTT allonge sa route vers Girolata, baie de rêve inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. L’ancien refuge de pirates est dominé par une vieille tour et son glacis, récemment restaurés. L’accès n’est possible qu’à pied par un sentier dit « du facteur » ou par la mer.
Vision apocalyptique. Une trentaine de bateaux sont en avarie complète. Parfois les uns sur les autres, coques défoncées, mâts abattus. Certains, solidement amarrés dans la marina, ont bien résisté au coup de vent. En forain, d’autres ont vite dérapé et percuté leurs voisins. C’est le cas d’un voilier de 23 m transformé en véritable bélier alors que son skipper venait juste de quitter son bord.
Aidés du capitaine du port, de son équipe, de quelques pompiers et des patrons des navires de promenade, les sauveteurs bénévoles organisent l’évacuation de deux cent trente personnes. Des plaisanciers surtout, marqués par l’effroi, hébétés. Des familles désemparées, aux enfants en pleurs ou muets, choqués. Beaucoup n’ont sur eux qu’un maillot de bain. Le reste est perdu. Voilà peu, tous terminaient paisiblement leur nuit avant d’être brusquement secoués dans tous les sens. Vacarme des abordages. Chocs des mâts s’affaissant. Chahut des équipets** vomissant leur contenu. Gémissement des coques qui raguent sur les rochers ou échouées la plage.
Cinquante naufragés à bord du canot tous temps
« Pour embarquer tout ce monde, la jauge était facile : les cinquante brassières du SNS 062 Patron Marius Oliveri », précise l’un des sauveteurs. Une fois les naufragés à bord, cap au sud sur Porto, le point le plus proche disposant de communications routières ou téléphoniques, avec des abris, des magasins. Avec des médecins aussi, pour un peu de bobologie. De vrais blessés, il n’y en a pas malgré l’ampleur des biens détruits. Ce sont les âmes qui sont atteintes. À 18 heures, le CTT peut repartir vers Calvi. Au-dessus de lui et sur tout le littoral, la ronde des six hélicoptères mobilisés par l’État. En baie de Calvi, la VHF de l’Oliveri se réveille : le CROSS l’engage sur le sauvetage en mer d’un voilier de 25 m en dérive, sans moteur.
Les Sauveteurs en Mer sont finalement de retour à Calvi à 23 h 30, avec la remorque. Amarrage au port de commerce, après quinze heures d’intervention. Le second coup de vent qu’annonce Météo-France peut passer, non sans que sept mille campeurs aient été évacués dans toute la Corse. En mer, pas de problème, tous ont déjà donné. Fin de l’histoire ? Pas vraiment. L’exceptionnelle tempête du matin a échoué ou coulé quatre-vingt-dix navires. « Dans notre secteur, nous en avons eu une trentaine à déséchouer », précisent les canotiers de Calvi. Un gros boulot pour un très vieux canot. Au 9 septembre, la préfecture maritime en dénombrait encore vingt-huit à prendre en charge, dont sept non identifiés. Si quelques-uns pourront être réparés, beaucoup sont bons pour la casse.